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- Texte
et illustrations de Emmanuel Asset (C) Copyright 2000
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Debout sur un tabouret, le nez collé contre la fenêtre, Benoît regardait les gouttes s’écraser sur le verre. Le béton du mur d’en face ruisselait de longues saignées gris-brun. L’immeuble du quartier résidentiel leur tournait le dos. Depuis des années qu’il masquait le soleil et la vue des arbres du parc tout proche, il semblait sur le point de s’effondrer, blessé à mort. L’empilement des orgueilleux types 4 climatisés, aux vitres aveuglées, bien au frais derrière leurs digicodes n’avait pas vu la pluie depuis sa construction. Le dernier rempart enfermant le petit carré de verdure du jardin public devenait proprement immonde dans la grisaille pluvieuse. Le crépitement de la pluie sur le toit des voitures garées en contrebas commençait à s’estomper. Un ruisseau était né au beau milieu du parking. Il courait, libre, franchissant sans remords les lignes de stationnement et les aires pour handicapés jusqu'à l’avenue du square. Là, il rejoignait le flot qui grossissait dans le caniveau, débordant des bouches d‘égout obstruées par l’accumulation de poussières |
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Ensembles, les eaux dévalaient l’avenue. Elles dépassaient le centre
commercial, slalomaient au milieu de l’alignement des parcmètres, doublaient
la barre des résidences du parc jusqu’au rond point. C’est ici que finissait
le territoire des autos, et l’environnement qu’on avait crée pour elles
: routes bitumées, feux de signalisation, parkings souterrains, caddies,
ascenseurs. Le portail du parc tout taché de rouille se dressait de l’autre
côté de la petite place. Il était encadré d’un portique en fer forgé,
lui-même surmonté d’une tête de loup en cuivre. Bien qu’à demi dévoré
par le vert-de-gris, le loup à la gueule ouverte, aux babines relevées,
montait la garde. Il effrayait les voitures qui, à sa vue, tournaient
autour du blason fleuri ornant le sens giratoire et s’enfuyaient vers
leur univers technologique. La pluie avait cessé. Les nuages filaient à présent vers l’est. Ils avaient du faire un erreur de navigation et avaient arrosé du béton au lieu d’aller à la campagne. On les avait pourtant prévenus, ici, on n’aime pas la pluie. La pluie en ville, ça ne sert à rien. Ca crée des embouteillages, ça salit tout, ça ralenti la consommation des ménages. Les services météo n’avaient pas fait leur travail. La moitié du personnel devait être en vacance. C’était la Toussaint.
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Benoît descendit de son perchoir. Il courut dans le salon. |
- Il est tard maintenant Benoît. Nous sommes bientôt en Novembre et la
nuit tombe vite. Tu sortiras demain. » |
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Benoît s’était jeté dans l’ascenseur. Arrivé au rez-de-chaussée, il reprit sa course en dévala les marches du perron en bousculant les locataires qui rentraient du travail ou du supermarché. Il courut jusqu’au parking. Un courant d’air se glissa entre les immeubles et vint tourbillonner autour du garçon, déposant quelques dernières gouttes de pluie sur son visage. Il regarda vers le ciel. Les nuages dessinaient des formes bizarres. Puis, son regard se porta sur le ruisseau qui commençait déjà à se tarir. Il courut dans les flaques, se mit à piétiner les nappes d’eau, donnant des coups de pieds, éclaboussant à tout va. Il étendait les bras. Les murs des immeubles alentours renvoyaient ses rires et ses éclats de voix. Benoît joua un long moment sur le parking. Puis les autos commencèrent à arriver, presque les une après les autres. Ignorant le garçon, elle vinrent se garer à leurs emplacement réservés. L’aire de jeu se réduisait rapidement à la seule allée principale. Benoît descendit jusqu’au trottoir et regarda l’avenue. Un emballage de hamburger descendait le caniveau, porté par le courant. Devant chaque bouche d’égout fermée, il se mettait à tourbillonner puis s’en allait de plus belle. |
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Benoît avançait le long du trottoir à hauteur de la boite de polystyrène alimentaire. Il marchait sur le rebord avec précaution comme s’il s’agissait du rebord d’un précipice surplombant un torrent déchaîné. Pour corser la difficulté, il essayait de ne pas marcher sur les lignes de jointure entre les blocs de ciment. Après quelques centaines de mètres, l’embarcation fast-food quitta la rivière où elle voguait jusqu’alors pour s’aventurer vers le grand large. Un océan profond d’au moins cinq centimètres recouvrait le rond-point. Avec ses bottes magiques, benoît s’élança au milieu des eaux. Parfaitement au sec et au chaud au milieu de l’élément liquide déchaîné, ses pieds foulaient les profondeurs de l’océan. Il partait au secours de l’équipage en détresse. Il traînait les pieds pour faire de grandes vagues qui l’éclaboussaient jusqu’aux chevilles. Au moment où il jetait le grappin sur le pauvre navire, une lame de fond provoquée par le passage d’un autobus sur le rond-point, le fit chavirer. Benoît renfloua quand même l’épave d’un coup de pied bien placé, et elle alla s’échouer sur le gravier. Le garçon alla s’enquérir de la présence ou non de survivants. La boite gisait, ouverte en deux. Une feuille de salade collée au fond et un reste de ketchup accroché à une demi frite témoignaient de la violence du naufrage. Aucun rescapé à relever parmi l’équipage. Benoît souffla entre ses dents, les lèvres pincées, et prit un air désolé en pensant aux familles des victimes. | |
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Benoît se senti soudain observé. Il regarda autour de lui. Des gens se pressaient à l’arrêt du bus ou remontaient du centre commercial, mais personne se semblait porter attention au garçon. Il leva alors les yeux. Il eut un sursaut. Le loup le regardait fixement, prêt à bondir et à mordre. Benoît était juste à l’entrée du parc. Autour de lui l’eau ruisselait en direction de la grille. Les minuscules filets d’eau se pressaient sur ses talons. Chaque molécule d’eau cognait le caoutchouc, lui transmettait ce besoin pressant de retourner à la vraie nature, de retourner à la terre. Une botte se souleva, fit un pas. Puis ce fut au tour de l’autre. Benoît était maintenant contre la grille. Il pressa de tout son poids la lourde pièce de fer forgé qui s’entrouvrit en grinçant. Il faisait déjà un peu sombre. L’éclairage public de la rue et les lumières des immeubles entourant le jardin jouaient avec les branches des grands arbres et projetaient sur les allées des ombres mouvantes. Le garçon resta là, interdit. L’allée principale traversait tout le parc. Près de l’entrée, elle était bordée d’une rangée d’ifs taillés mais après, la nature était à peu près telle qu’elle devait être il y a cent ans, avant que la ville ne l’encercle et ne la réduise à un petit carré de verdure. |
On apprenait cette histoire à l’école. Avant, ici, il y avait eu un bois. Une vaste forêt qui couvrait toute l’avenue, qui remontait la colline et qui s’étendait bien au-delà. Une vraie forêt. Avec des ruisseaux, des chênes centenaires, des bêtes sauvages... des loups. C’est en souvenir de ces temps qu’il y avait encore un loup au dessus de la grille d’entrée. Benoît était venu ici une fois avec la classe. Ensemble, ils avaient dessiné le loup, le blason du rond-point, et de retour vers l’école, l’horloge de l’hôtel de ville. Mais la maîtresse n’avait pas emmené les enfants dans le parc. Ils se seraient salis et les parents se seraient plaints. Il y avait quelques jeux en bois au centre, avec un toboggan, un tourniquet, une cabane, une table et des bancs. Des odeurs végétales à l’automne montaient de la terre, des odeurs de feuilles en décomposition, des odeurs d’humus. Le grand-père allait s’y asseoir de temps en temps. Il racontait des histoires d’avant au garçon qui faisait semblant d’écouter. Ils mangeaient des biscuits, donnaient les miettes aux oiseaux, jetaient le paquet vide dans la poubelle en forme d’ours et repartaient les mains dans les poches. La poubelle n’était plus vidée maintenant, parce que de toute façon personne n’allait plus au parc. |
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En pensant aux jeux, Benoît s’enhardit. Après tout il avait ses bottes. Des bottes hautes, étanches, insensibles aux inégalités du sol, aux griffures des ronces, aux tâches d’herbe et de terre. C’était un peu comme une voiture. Confortable. Elles prodiguaient un sentiment de toute puissance, d’invincibilité. Surtout, elles affirmaient la supériorité de l’homme sur la nature en le préservant de ses défauts comme la pluie, la boue. Le garçon se remit à courir. Il sautait dans les flaques à grandes enjambées. Les semelles s’enfonçaient dans la terre gorgée d’eau et collaient quand on relevait le pied. « brrrrrr, mmeinnh, brrrrr... » Les bras pliés en avant, Benoît mimait la conduite d’une moto de cross. Il basculait le poing droit d’avant en arrière pour accélérer, grimpait sur une butte, faisait demi-tour et redescendait en courant. Il parvint jusqu'à la clairière où se dressait l’aire de pique-nique et les jeux. Il ramassa une longue branche et mima un combat d’épée contre la poubelle en forme d’ours. Puis il se dirigea vers le toboggan. Au pied de celui-ci, à l’endroit où les enfants se relèvent de la glissade, s’étalait une flaque parfaitement ronde. Benoît piqua la pointe de son bâton au centre de la flaque. Il fit quelques dessins dans l’eau en grattant le sable clair. De fines particules sableuses se soulevaient au passage du bâton. Elles formaient des nuages mouvants, comme des gouttes de lait dans un café. Le garçon jeta son bâton et regarda les volutes. Le nuage, au lieu de s’uniformiser dans la flaque, restait au centre et tourbillonnait d’une façon étrange. Benoît se pencha, inclinant la tête pour tenter de reconnaître une forme connue. Les volutes se figèrent doucement. Elles avaient la forme de la tête de loup. Un loup ricanant, menaçant et moqueur. Benoît eu un frisson, puis rit. Il recula de quelques pas pour prendre de l’élan puis courut et sauta à pieds joints au milieu de la flaque. Il y eut une grosse éclaboussure. Benoît disparut dans le trou d’eau. Les vagues à la surface de la flaque s’atténuèrent et le sable se redéposa doucement sur le sol. On n’entendit plus rien dans le parc que le vent d’Ouest dans les branches. Le lendemain matin, le soleil brillait. Le parc séchait rapidement. En milieu de matinée la flaque au pied du toboggan avait déjà disparu. On était le premier Novembre. |